En défense de mes concitoyens du Rif et contre les accusations de Pierre Vermeren
Par : Abdelhak Riki
Les médias occidentaux n’évoquent les gens du Rif que dans de rares cas, comme ce fut le cas lors du terrible tremblement de terre d’Al Hoceima en 2004… Et plus récemment, suite aux attentats terroristes qui ont secoué Bruxelles, capitale de la Belgique… On apprend dans ce cadre, à travers cette presse, que parmi les «… 700 000 musulmans d’origine en Belgique… 500 000 (sont) Rifains d’ascendance».
L’historien chercheur français Pierre Vermeren, qui a enseigné pendant six ans au Lycée Descartes de Rabat, nous apprend, à travers de nombreuses interviews (en particulier avec le journal français Le Monde) : « comment les prédicateurs Saoudiens et Iraniens ont pu attirer une partie de sa jeunesse (c’est-à-dire la jeunesse rifaine) enthousiaste, rebelle et hostile au makhzen sous Hassan II », en précisant que c’est une jeunesse « exaltée et dissidente, viscéralement hostile au makhzen » et affirme avec force qu’au « Maroc aussi, on redoute les Rifains, incontrôlables et rebelles…».
Toute une « théorie » à l’emporte-pièce pour la simple raison qu’une poignée de jeunes immigrants descendant du Rif ont été enrôlé par « Daech » et ont participé à des attaques terroristes meurtrières, à Bruxelles, fauchant la vie à des personnes innocentes, y compris des Marocains … En omettant, à dessein, de signaler que d’autres jeunes de la même génération et de la même région du Rif ont, eux, pu réussir et assumer de hautes responsabilités; citons à simple titre d’exemple, dans le domaine politique, l’actuelle ministre de l’Éducation dans le gouvernement français, rifaine d’origine, ainsi que le maire de Rotterdam…
Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l'Education en France en compagnie du président de la République Française, François Hollande
Pour comprendre l’ampleur et l’influence des idées de Pierre Vermeren, largement diffusées et commentées tant en Europe qu’au Maroc, on trouve le magazine Jeune Afrique, se saisir de la question suite à une interview avec Mohammad Tozy, professeur de sciences politiques et de sociologie, proche des cercles de pouvoir au Maroc, l’un des rédacteurs de la nouvelle constitution marocaine de 2011, suite au printemps arabe.
Le journaliste de «Jeune Afrique».plante le décor dès la première question de manière précise et sans équivoque : «la plupart des terroristes qui ont frappé à Bruxelles et à Paris sont originaires du Maroc, particulièrement de la région septentrionale du Rif. Certains analystes n’hésitent pas à établir un lien avec l’histoire tourmentée de cette région. Ont-ils raison?»…
Y'a-t-il un terrorisme marocain en Europe?
Avant de lire la réponse de Mohammed Tozy, arrêtons-nous un moment sur la signification de «l’histoire tourmentée de cette région»... Il ne fait aucun doute qu’il est fait référence aux événements historiques vécus par les Rifains au cours du siècle dernier, fondamentalement la résistance armée contre la domination coloniale espagnole et française, dirigée par Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi (1920 – 1926)…
Aussi, la première guerre chimique (gaz toxiques) dans l’Histoire de l’Humanité, conduite par les Espagnols, avec le consentement de la France et la coopération de l’Allemagne, contre la population civile rifaine... Et dès l’aube de l’indépendance, le plus grand soulèvement armé face à l’autorité centrale marocaine en 1958, réprimé dans le sang et acculant toute une région pour des décennies à la marginalisation. Ce qui fut le prélude à un long cycle de révolte-répression, ponctué par le soulèvement populaire de janvier 1984, entré dans l’histoire marocaine sous l’appellation de « révolte des awbach »…
Colloque dans la ville de Nador sur la guerre chimique dans le Rif
Ceci est « l’histoire mouvementée » des Rifains, qui vont vivre une période d’accalmie avec le début de règne du Roi Mohammed VI, faite de réconciliation et une attention particulière de l’État pour le désenclavement et le développement de cette partie du Maroc «inutile» et marginalisée à l’image d’autres zones similaires aux quatre coins du pays…
Cette «réconciliation» fut de courte durée, au vu de l’imposante participation citoyenne rifaine au soulèvement populaire du printemps arabe, en particulier durant la journée du 20 février 2011, ponctuée par la découverte dans la ville d’Al Hoceima de cinq cadavres, complètement calcinés à l’intérieur d’une agence bancaire incendiée, laissant planer à nos jours des zones d’ombre...
La réponse de Mohamed Tozy à la question de Jeune Afrique, est sans équivoque: «Non, Ils ont tort» … Et d’enfoncer le clou en précisant avec force: «On ne peut pas lier de tels actes à des questions de nationalité. L’implication de citoyens belges d’origine marocaine dans les attaques de Bruxelles est normale : ils représentent près de 5% de la population, soit la plus importante communauté musulmane de Belgique, et on les trouve du côté des tueurs comme de celui des victimes»…
Mohamed Tozy continue son argumentaire, en invoquant le communiqué de revendication des attentats par «Daesh», qui va plutôt dans le sens d’une «continuité avec ce qui s’est passé en France mais aussi en Tunisie, en Libye et ailleurs, où les Marocains ne sont pas représentés», et avançant une donnée stratégique, négligée parfois par les médias occidentaux, au travers de cette sentence :«Je trouve dérisoire d’imputer les expressions ponctuelles de ce phénomène à des logiques ethniques ou nationales»…
Revenons à Pierre Vermeren, qui n’a pas hésité à ressortir de faux «clichés» sur la population rifaine… Analysons la première, selon laquelle les Rifains, au vu de leur histoire, n’ont trouvé, devant eux, que deux portes de sortie: «émigrer et trafiquer» … L’émigration n’est pas un choix, c’est un phénomène mondial et personne ne conteste le fait que les populations rifaines ont opté pour cette voie par nécessité et pour survivre à l’image de nombreux peuples même européens…
Le trafic de drogue ne peut être endossé à toute une population et sa diaspora pour la simple raison qu’un vaste territoire du Rif est exploité pour cultiver le cannabis (Kif)… Même au Maroc, on parlait d’un soi-disant «enrichissement» des populations rifaines grâce au trafic de cannabis… jusqu’au tremblement de terre en 2004, qui a mis à nu la situation sociale réelle des habitants du Rif.
Oui, le tremblement de terre du 24 février 2004 (plus de 600 morts et 900 blessés) a révélé la marginalisation et l’exclusion de toute une population qui vit en partie grâce au transfert de fonds de la diaspora en Europe. C’est un petit reportage réalisé par la deuxième chaine marocaine 2M, au lendemain du tremblement, montrant des citoyens rifains cherchant à sauver leurs proches des décombres avec leurs mains et de simples outils, qui en ont été le déclencheur. Des scènes de détresse qui ont mis fin à la chimérique richesse de la région et permit un élan national et international d’aide aux sinistrés.
Pierre Vermeren commet d’autres inexactitudes envers la population rifaine en les présentant comme «Radicalisés, ruminant leur malheur, hostiles au makhzen et aux anciens États coloniaux, cultivant la mémoire d’Anoual et d’Abdelkrim». Oui, certains secteurs de la jeunesse rifaine épousent des idées «radicales», mais dans le sens d’une lutte pour la sauvegarde de l’identité amazighe, de la langue berbère rifaine, de la dignité, de la mémoire historique et de la revendication de droits sociaux et politiques…
La population rifaine n’est pas «radicalisée» sur le plan religieux, tout au contraire, on a toujours considéré le Rif comme un bastion des «laïcs», et nombre de jeunes Rifains sont connus pour leur forte implication dans les mouvements de gauche…Quant à l’assertion «ruminant leur malheur», loin de tout argumentaire ou étude scientifique sur le sujet, ne peut que se retourner contre son auteur…
Venons-en maintenant à la relation entre les Rifains et le makhzen, le colonialisme, Anoual et Abdelkrim El Khattabi… La question se pose d’elle-même: Pierre Vermeren voudrait-il que les Rifains tournent la page de leur passé sans que les puissances coloniales européennes ne reconnaissent officiellement la tragédie causée par l’occupation armée de l’Espagne et de la France du Maroc et le pillage des biens et des ressources du pays? Est-ce que sa position d’historien ne devrait-elle pas le pousser à exiger de l’Espagne, de la France et de l’Allemagne de dédommager les pertes humaines causées par la guerre chimique?
Quant aux Rifains, s’ils sont en «conflit» avec le makhzen, c’est d’abord une affaire nationale marocaine, purement interne, ensuite c’est un «conflit» collectif, de tous les Marocains, pour la dignité, la démocratie et la justice, loin des plans de certains milieux occidentaux et atlantiques fomentant les divisions des pays arabes, musulmans et africains pour mieux les dominer… Le 20 février 2011, c’est un seul peuple, une seule jeunesse, qui a investit les villes pour revendiquer la même chose: Justice, Dignité, Démocratie et Liberté; à Casablanca, Rabat, Fès, Agadir, Marrakech, Tanger, Al Hoceima et dans plus de 54 villes et bourgades…
Il est indéniable que les Rifains exhibent de temps à autre des exigences et revendications spécifiques, comme le rapatriement de la dépouille d’Abdelkrim El Khattabi, la perpétuation historique de sa mémoire, les réparations collectives, la révélation de la vérité sur les événements de 1958 et le développement de la région, qui sont en fait des revendications souvent soulevées par de larges franges de la population marocaine et de son élite politique et culturelle ici et dans la diaspora…
Les Rifains d’ici et d’ailleurs n’ont de leçons à recevoir de personne, ils font leur, les devises de l’un de leurs concitoyens, résistant de la première heure contre le colonialisme, qui a dit aux Occidentaux : «votre civilisation est celle du fer! Vous avez de grosses bombes, donc vous êtes civilisés. Je n’ai que des cartouches de fusil, donc je suis un sauvage», et à ses concitoyens marocains : «Je ne veux pas être prince ni gouvernant, plutôt je veux être libre dans un pays libre et je ne supporte pas ceux qui veulent voler ma liberté ou ma dignité», dixit Abdelkrim El Khattabi...
Abdelkrim El Khattabi à la une du Time magazin le 17 août 1925
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